Doctorante au laboratoire Passages Arts & Littératures (XX-XXI), Mina Rahnamaei participe à une création s'appuyant sur la tragédie antique "Antigone", montée au TNP de Villeurbanne par Jean Bellorini, avec neuf jeunes actrices afghanes. Interprète auprès du théâtre et de la troupe, Mina Rahnamaei est en quelque sorte elle aussi une "messagère". Portrait et retour sur une incroyable expérience...
Mina Rahnamaei est iranienne, arrivée en France, à Lyon, en 2017 pour effectuer son master en lettres modernes dans notre Université. Actuellement en troisième année de doctorat en littérature française, elle travaille sur la question de la honte chez Annie Ernaux, Christine Angot et Vanessa Springora, sous la direction de Martine Boyer-Weinmann. En parallèle de ses études, elle donne des cours de littérature française au Centre international d’études françaises (CIEF) et travaille également au TNP de Villeurbanne.
Sa thèse et ses recherches
M. R. : « Mon projet de thèse prolonge la recherche commencée lors de mon master 2, laquelle portait sur Annie Ernaux. Cette étude, intitulée «
Mémoire de fille d’Annie Ernaux (2016) : de l’expression traumatique à l’écriture de la honte », aborde la révélation par l’écrivaine d’un souvenir difficile mis en récit après plus de cinquante ans. Ce qui suscite le plus d’interrogations en moi dans cette recherche est la honte réservée particulièrement aux femmes qu’Annie Ernaux appelle « honte de fille ». Sans ignorer la honte sociale qui s’imbrique dans la honte sexuelle et la rend plus vive, cette dernière engage quotidiennement les femmes et influence leur vie d’une façon considérable, quoique souvent ignorée et niée. Le cadre relativement restreint de mon mémoire ne m’a pas permis d’avoir un regard plus approfondi sur cette question. Or, cela m’a donné une envie forte pour suivre ma recherche en doctorat ; la honte est également un moyen de la répression systématique des femmes chez moi. L’universalité de ce sujet m’a convaincue de mon choix. Ainsi, l’aventure de la thèse commence. Pour examiner cette honte sexuée et genrée d’une façon pertinente, je m’appuie donc sur les témoignages de plusieurs femmes de lettres en prenant comme base une réflexion phénoménologique et féministe. »
Naissance de la collaboration avec le TNP et le TNG
M. R. : «
Durant ces trois années de doctorat, plusieurs événements ont influencé ma vie et ma recherche, y compris ma rencontre avec Jean Bellorini, metteur en scène et directeur du TNP de Villeurbanne, et Joris Mattieu, metteur en scène et directeur du TNG, et suite à cela, avec l’
Afghan Girls Theater Group, troupe exclusivement féminine. En août 2021, avec l’arrivée définitive des talibans, ces neuf jeunes filles quittent leur pays avec leur metteur en scène, Naim Karimi. La compagnie est conjointement accueillie par Jean Bellorini et Joris Mattieu.
© Jacques Grison.
À la suite de ma rencontre avec ces deux directeurs, en septembre 2021, j’ai commencé à accompagner la troupe lors de différents ateliers, réunions et répétions en tant qu’interprète au TNP.
En novembre 2022, la troupe présente sur scène « Le rêve perdu », le récit de leur départ de l’Afghanistan, leur vie en l’exil et leur rêve. Ce projet dont je fais partie en tant qu’assistante, traductrice et régie sur-titrage, est réalisé au TNG. »
Trois comédiennes du Afghan Girls Theater Group, Shegofa Ibrahimi, Freshta Akbari et Atifa Azizpor, sont aussi étudiantes au Centre international d'études françaises (CIEF) de notre Université. Shegofa était inscrite en DU Passerelle – étudiant.e.s en exil, quant à Freshta et Atifa, elles étaient toutes deux en DU Arts, langue, image, scène, espace. Toutes les trois ont terminé le niveau B2. |
Les Messagères du 28 au 30 juin 2023 au TNP de Villeurbanne
© Serge Bloch
M. R. : « Quant aux
Messagères, après une session de répétitions autour d’Antigone, la saison dernière, Jean Bellorini décide de créer ce spectacle. Et j’ai cette chance, encore une autre fois, d’être à côté des filles, de Jean Bellorini, de Hélène Patarot et de Naim Karimi tout au long de la période de la création et des représentations. Le spectacle étant en Dari, surtitré en français, j’ai dû travailler sur les deux versions du texte, en farsi et en français. Pour cela, j’ai travaillé avec Florence Guinard, directrice adjointe du TNP, quelques mois avant les répétitions pour préparer le texte du spectacle. Et pendant les répétions, je m’occupe principalement du texte et des sur-titres. »
Le dari, dialecte du persan, également appelé persan afghan ou persan oriental, est une langue officielle en Afghanistan ; il est parlé également en Iran et au Pakistan. Le persan, appelé aussi fārsi, est une langue indo-européenne. C'est la langue officielle et majoritaire de l'Iran (centre, centre-sud, nord-est), de l'Afghanistan et du Tadjikistan. [source : Wikipedia] |
M. R. : «
Les Messagères représentent à la fois tous les personnages de la pièce de Sophocle : Antigone, Ismène, Créon, Tirésias, Le Coryphée, Hémon,… Et elles portent la voix des jeunes femmes de cette époque qui résistent devant les injustices, qui dénoncent le système patriarcal avec un courage incroyable et qui portent l’espoir en Liberté.
Antigone, cette femme hors-la-loi, me fait penser à toutes les afghanes courageuses qui se lèvent devant les talibans qui empêchent les filles de s’instruire et de vivre librement,
à toutes les iraniennes qui se battent en criant
« Femme, Vie, Liberté », en enlevant le voile obligatoire et en le brûlant
et à toutes les femmes du monde entier qui sont en lutte pour la liberté. Antigone sort du palais, le royaume d’ombre, pour enterrer son frère malgré l’ordre de Créon. C’est ainsi qu’elle se retrouve sur la scène, sous la lumière. Antigone ne plie plus devant la honte imposée par le pouvoir en place, elle ne rentre plus dans le royaume d’ombre, elle brise le silence et elle crie :
« - quelle honte ? pourquoi devrais-je avoir honte d’honorer mon frère ? »
Par rapport à cette expérience, je me retrouve plongée dans un monde magique, entourée par des personnes engagées et bienveillantes, où on transforme ensemble la tristesse, le mal du pays et l’injustice sociale en une œuvre artistique. J’apprécie beaucoup l’aspect collectif de ce travail surtout en comparaison avec ma recherche solitaire en tant que thésarde. Au théâtre, je me vois plus proche de la personne que je suis et cela me donne envie de m’orienter plutôt vers le domaine théâtral après avoir terminé ma thèse. »